A une époque bien lointaine, Casablanca était vraiment “blanche”. Une ville qui dégageait une quiétude imperturbable, une splendeur majestueuse, un charme irrésistible. Alors, comment pouvait-on passer à côté des plaisirs offerts par la cité qui a donné son nom à l’une des productions cultes d’Hollywood ?
A une époque bien lointaine, Casablanca était vraiment “blanche”. Non pas blanche de peau. Mais blanche d’art déco. Seule une petite partie des “autochtones”, issus généralement de milieux bourgeois ou instruits, avait réussi, dès l’indépendance, à en pénétrer les secrets et à en déchiffrer les codes, établis et savamment gardés par une forte communauté européenne héritée de l’époque coloniale.
En onde de choc du souffle émancipateur qui dévastait les conservatismes un peu partout dans le monde, à la fin des sixties, la jeunesse casablancaise, plus nombreuse à fréquenter les bancs de classe et les amphis universitaires, amorçait une révolution tranquille dans la ville, sans remettre en cause son cosmopolitisme, son ouverture et sa tolérance.
La Dolce Vita!
Une jeunesse plus décontractée prenait la vie à bras le corps. Des adolescents et des jeunes, filles et garçons, se lançaient à la conquête de “leur” cité, qui n’attendait que le moment où ses enfants viendraient à elle.
Casablanca était à l’avant-garde et l’épicentre de tous les mouvements culturels, intellectuels et artistiques du pays. On consommait la vie sans modération. On trouvait des salles de cinéma à chaque coin de rue, des salles de spectacle et des bibliothèques.
Le civisme et la bonne intelligence sociale magnifiaient un panorama déjà agrémenté par de somptueux édifices Art Déco, qui n’avaient rien à envier aux constructions de Paris ou New York.
Les jeunes de Casablanca vont parachever leur mouvement par l’apprivoisement des hauts-lieux de villégiature que recelait leur ville, en l’occurrence les féériques piscines datant de l’ère du protectorat.
C’est dans les bassins, les transats et les bungalows de ces établissements que des générations de Casablancais vont connaître les plus beaux moments de leur vie et assouvir pleinement le désir de liberté, à une époque où “personne ne dérangeait personne”. N’était-ce pas la Dolce Vita ?
L’âge d’or de la Corniche
“C’était une atmosphère joyeuse, détendue et libre entre garçons et filles, jeunes et moins jeunes, dans le respect absolu des uns envers les autres”, jure Najib Senhadji, un Casablancais ayant vécu l’âge d’or de la Corniche d’Ain Diab.
Reconverti en acteur associatif voulant contribuer, avec des amis, à redonner à la métropole son éclat d’antan, Najib évoque, d’un ton doux-amer, ces piscines qui “faisaient partie intégrante de la vie de la jeunesse de Casablanca”.
Il raconte comment les jeunes, friqués ou fauchés, devenaient frénétiques dès que le farniente pointait son nez. “Chacun de nous essayait de collecter, bien avant l’été, le maximum d’argent et se doter des accessoires du bon estivant”. Et pour être considéré comme tel, il fallait afficher des articles uniques, surtout pour le maillot de bain, la casquette et l’ambre solaire.
Estivants des quatre coins du monde
“L’ambiance était aux belles silhouettes et à la bonne musique”, renchérit B. Moukan, qui boucle trois décennies de loyaux services au Tahiti Beach Club, anciennement célèbre pour son concours Miss Tahiti rassemblant de belles créatures venues des quatre coins du monde.
La quasi-totalité des piscines casablancaises, y compris la fameuse défunte Piscine Municipale, ont été construites, en bordure de mer, durant la première moitié du siècle dernier pour accueillir les familles françaises arrivées dans les bagages du protectorat.
Ensuite, ce furent les vagues successives des Européens et des Américains qui étaient à la recherche d’un havre de paix et d’une qualité de vie meilleure.
Sur la grande terrasse flambant neuf du Tahiti, qui a accepté de nous ouvrir ses portes, en ce beau matin de juillet 2018, une vieille dame, le regard perdu au loin, était assise seule, probablement à la poursuite d’un souvenir lointain sur cette même terrasse qu’elle connaît depuis plus de 60 ans.
“Vous voyez cette dame, c’est une ancienne Miss Tahiti. Elle est restée une fidèle cliente, comme tant d’autres. Même à l’âge de 90 ans, elle vient régulièrement en compagnie de ses enfants et petits-fils, devenus, à leur tour, des membres patentés du club”, raconte Moukan, un quinquagénaire encore bien portant.
“On était libre!”
Lorsque Moukan a débarqué pour la première fois à Ain Diab, en 1988, on organisait encore le concours Monsieur Muscles sur la plage, où des hommes posaient pour des photographies avec leurs maillots de bain et défilaient fièrement devant le jury et un public décomplexé et subjugué par ces corps d’orfèvre.
Quand bien même “son” club a été totalement restauré et réaménagé “avec goût” pour garantir aux visiteurs plus de confort, le serveur-barman semble nourrir une profonde nostalgie pour les années fastes de la Corniche, où les tournois inter-plages étaient aussi célèbres et attendus que le derby.
En ravivant la mémoire de ceux qui ont connu cette époque, on ressent le même regret pour l’allégresse et la gaieté du passé, le tact et l’indulgence des gens, l’entrain et la sympathie des jeunes qui savaient mettre le beau morceau au bon moment sur un juke-box.
“On se sentait libre et on l’était dans tous les sens du terme. Et on se sentait en sécurité. On pouvait se comparer sans complexe aux stations balnéaires européennes et autres”, relate Najib Senhadji, un homme des médias et l’un des co-fondateurs de l’association AnouArts, qui œuvre pour la promotion de la culture et des arts dans la métropole.
La plage, les restaurants et les piscines en enfilade sont toujours là ou presque, mais c’est l’état d’esprit, la tolérance et l’ambiance bon enfant qui font défaut à la Corniche, transformée en Sisyphe par les interminables travaux qu’on lui fait subir à l’approche de chaque saison d’estivage.
Un opérateur de la place nous confie en aparté que, dans les temps qui courent, nul n’osera organiser un concours de beauté ou de body-building sur la plage car, au nom du puritanisme rampant, il sera tout simplement lynché sur les réseaux sociaux.
Il était une fois Anfa Plage, Acapulco, Miami Tropicana et Sable d’Or…
“Puis, il y a Anfa Plage, l’actuel Club Paradise, la piscine sélecte et raffinée avec son restaurant reconnu. Non loin, le Lido avec ses toboggans, ses plongeoirs, sa plage piscine restreinte, véritable lieu de convivialité pour les beaux gosses de la ville, un lieu si caractéristique car entièrement vitré pour se protéger du vent”.
Il fait une mention spéciale à “l’incontournable” Tahiti avec sa quinzaine de bassins divers, ses terrains de sport, sa belle décoration en paillotes et ses nombreuses animations ponctuelles.
Collé à ce lieu de rencontre intergénérationnelle, de tous Marocains sans distinction aucune, sociale ou religieuse, on retrouve l’Acapulco, le Tropicana, Miami avec sa jetée, reconnu pour son restaurant et ses bassins naturels à l’eau de mer ainsi qu’un beach-club et un solarium privés.
Miami qui a ajouté à ses piscines d’eau de mer un des plus beaux fitness club d’Afrique, un des plus grands, avec une caractéristique unique qui fait que pratiquement toutes ses salles donnent sur la mer.
Une piscine couverte et chauffée aux normes les plus exigeantes complète cet aménagement de haut niveau. Cette piscine est devenue le rendez-vous incontournable pour l’entraînement des tri-athlètes du pays. Ce complexe exceptionnel de Miami est géré de main de maître, et néanmoins en bon père de famille, par Jaouad Damanhori qui a fait d’une affaire familiale séculaire un lieu de vie et un espace exceptionnel, convivial et sportif. Najib Senhadji, lui, garde une sympathie certaine pour le Kontiki avec ses réserves d’eau, “où l’on se baignait avec les méduses et les oursins et une piste de danse dotée d’un juke-box”, regrettant sincèrement les moments de détente au café Calypso, où “tout le monde était heureux de vivre”.
L’Eldorado des jeunes des quartiers populaires.
A quelques encablures de la Corniche, direction plage Lalla Meryem, on tombe sur les ruines de l’une des plus célèbres piscines de Casablanca, l’Eden Roc, principale attraction du secteur El Hank, plutôt connu par son phare, le plus haut du pays.
C’était une sorte d’Eldorado des jeunes des quartiers populaires, qui se constituaient en bandes rivales aux territoires bien délimités, sans pour autant outrepasser les règles de bienséance.
Loin de “l’élitisme” des piscines d’Ain Diab et du «snobisme» du Sun Beach, unique club privé de la corniche, l’ambiance était plus chaude et plus fringante à l’Eden Roc, où il était d’usage de bomber le torse pour tracer son pré-carré.
“L’entrée était à 10 dirhams seulement et les élèves munis de leur carte de scolarité ne payaient que la moitié du tarif”, se remémore Abdelmjid, un cinquantenaire aux cheveux poivre et sel.
Aujourd’hui père de famille, Abdelmjid n’a rien perdu de l’espièglerie des garçons de Derb Sultan. Il raconte toujours avec autant de jovialité les ficelles dont on usait pour profiter de la baignade au moindre coût.
Il fallait juste avoir le bon contact et le bon tuyau. Comme avoir parmi ses copains le fils d’un employé de banque pour se procurer à prix réduit un carnet de tickets, qui étaient vendus notamment dans les agences bancaires.
Comme un poisson dans l’eau.
Plus à l’ouest de la ville, à 13 km de la Corniche, les autorités coloniales ont érigé, à Ain Sebaa, une piscine baptisée Océanic Club pour distraire les ouvriers français, espagnols et italiens, qui faisaient tourner la zone industrielle.
L’établissement gardera le même cachet et la même identité après l’indépendance du pays. Un lieu prisé par les « prolétaires et leur progéniture ».
Mais, quand on pique un joli plongeon, on ne se soucie guère de son statut, comme un poisson dans l’eau. A une époque bien lointaine.
Gérard Flamme
avec l’aimable autorisation de albayane.press – Jamal CHIBLI et Anas BELHAJ – MAP