Rencontre avec l’artiste Simohammed Fettaka au Café Imlil,, un établissement historique situé dans le quartier Guéliz de Marrakech et lieu de rendez-vous de tous les créatifs.
« La scène a besoin d’être un peu secouée.». Ici à Marrakech on note l’augmentation du nombre d’artistes, de marchands, de critiques, de conservateurs et de courtiers travaillant dans la ville qui, avec Casablanca, Rabat et Tanger, constitue l’un des centres artistiques majeurs du pays. La scène artistique devient intense. Il est temps qu’elle s’affirme.
« Un rapide tour d’horizon illustre la manière dont la scène artistique s’est développée au fil des années pour devenir un centre majeur de la production d’art contemporain non occidental. Concrètement, ceci s’articule autour de galeries et musées d’art contemporain privés, ainsi que de différents programmes artistiques publics. D’une part, des galeristes et marchands historiques s’adressent à une ancienne génération de collectionneurs et aux touristes : ils se concentrent sur des formes d’expression ancrées dans la tradition et les peintures modernes, et sont généralement perçus comme étant à la marge du monde de l’art contemporain. D’autre part, les lieux d’art contemporain tels Le Comptoir des Mines Galerie (CMG), Galerie 127, Siniya28 ou la nouvelle MCC Gallery présentent des œuvres passionnantes qui permettent de dépasser un folklore figé dans le temps et l’exotisme des Mille et Une Nuits associé entre autre à la ville ».
L’intérêt des professionnels occidentaux de l’art a accéléré la création de deux grandes institutions privées qui ont ouvert leurs portes à deux ans d’intervalle : le Musée d’art contemporain africain Al Maaden (MACAAL) – fondé en 2016 par l’entrepreneur marocain Othman Lazraq, il présente la collection privée d’art contemporain de sa famille et établit des connexions avec l’ensemble du continent – et le Musée Yves Saint Laurent de Marrakech. En outre, les six éditions de la Biennale de Marrakech qui ne demande qu’à revivre, fondée en 2004 par Vanessa Branson et Abel Damoussi, ont renforcé la position de la ville comme destination artistique à dimension internationale. Enfin, la Foire d’art contemporain africain 1-54 de Touria El Glaoui, inaugurée en février 2018, a également contribué à inscrire Marrakech sur la carte.
Dans la vieille médina de Marrakech, LE 18, un espace culturel et de résidence interdisciplinaire fondé en 2013 par l’artiste Laila Hida, propose un programme exigeant comprenant des expositions, des résidences, des conversations, des ateliers et des publications. Ce contexte foisonnant a manifestement incité de nombreux artistes marocains et étrangers, à s’établir ici.
Marrakech n’est ni un no man’s land ni un écosystème économique structuré. En tant que talents émergents, cette ville évolue grâce particulièrement aux galeries privées de premier plan. Bien que la plupart des acteurs culturels s’accordent sur le dynamisme de cet environnement et la qualité des projets développés, ils le définissent souvent au regard de ce qui lui manque : des institutions publiques, l’accès à des archives dignes de ce nom, des opportunités pour les jeunes artistes, des techniciens compétents et du bon matériel d’exposition.
En 2021, Soukaina Aboulaou, la commissaire d’exposition basée à Marrakech a co-initié un cycle de discussions au sein de la résidence d’artistes Al Maqam intitulé « Our teaching takes shape as we go ». . Pendant neuf jours, la manifestation a permis une expérimentation collective et un échange portant sur une approche critique de l’éducation artistique en Afrique.
Au cœur de la ville, LE 18 aborde des sujets critiques tels la création d’images au Maroc et dans la région, la politique et la poétique de l’eau, « la mise en commun » et les arts indigènes. La réflexion subversive du 18 pose une question : que se passe-t-il lorsqu’un projet à petite échelle, structuré, est absorbé par le marché de l’art ? Cette proposition est également symptomatique de la volonté croissante d’intégrer des « pratiques sociales » comme un outil de consolidation de la scène artistique au Maroc.
Pour répondre à cette question, l’artiste basé à Marrakech Éric Van Hove a misé sur une approche consciente et collaborative de la création artistique : au sein de son studio Fenduq, à la périphérie de la ville, la Mahjouba Initiative vise à revitaliser le marché de l’artisanat en développant un scooter électrique qui associe le réseau local à l’économie industrielle.
Au niveau de la région, l’industrialisation a souvent été considérée comme préjudiciable à la qualité des arts et de l’artisanat marocains. L’importation de produits venant de l’étranger a conduit à la disparition des pratiques traditionnelles. Éric Van Hove et ses collaborateurs (artisans, ingénieurs et experts) envisagent l’initiative comme une plateforme permettant de relier une nouvelle génération de créateurs à leur patrimoine. Il fait valoir le potentiel de la recherche en art et design pour restaurer la fonction sociale de l’artisanat.
« Le scooter Mahjouba est un objet d’art multiculturel qui combine des techniques anciennes et contemporaines, et qui reflète les sensibilités marocaines, maghrébines, africaines et européennes », déclare l’artiste. Il définit cette approche comme de « l’art vivant », arguant que les pratiques artisanales n’ont pas besoin d’être préservées et sont, contrairement à la croyance populaire, un vecteur de modernisation. Mahjouba est un ancien mot arabe féminin dérivé du mot « mahjoub », qui signifie « couvrir la sacralité avec un voile ».
Nouveau venu dans cet écosystème, le Malhoun est un centre d’art qui comprend un espace d’exposition, un programme de résidence pour artistes et un laboratoire expérimental. Ouvert au public depuis février 2022, il s’appuie sur des notions de collectivité, de transmission et de rituels de construction communautaire. Sa première exposition, « The Promise of a Trace », invite des architectes, des designers et des artistes – dont Youness Atbane, Simohammed Fettaka, Jumana Manna, M’barek Bouhchichi, Sammy Baloji, Carlos Perez Marin et Driss Benabdellah – à réfléchir aux traces trouvées lors de la construction du Malhoun et à réimaginer ce qu’un espace d’art peut être d’un point de vue collectif. Comment créer un espace qui soit en adéquation avec son environnement et avec le tissu urbain du quartier de Guéliz ? « Avec pour objectif de subvertir les hiérarchies traditionnelles dans les arts, le Malhoun plaide pour le rôle central de l’artisanat, du design, de la musique, de la poésie et de l’architecture dans l’art et la société », déclare Phillip Van den Bossche, codirecteur du Malhoun.
Ces quelques exemples, parmi les nombreuses initiatives en cours dans la ville, démontrent qu’à Marrakech, l’accent est porté sur la mise en commun et la participation. L’apprentissage collectif, illustré par la pratique des artistes de Marrakech ou par les espaces d’exposition qui présentent leur travail, est devenu la stratégie ultime pour survivre à un système oligopolistique et constitue le principal vecteur de « l’émergence » de Marrakech.
Informations pratiques
https://ericvanhove.com/artworks/
Gérard Flamme