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Les mille et un jours du Hajj Edmond: l’œuvre de Simone Bitton

Les mille et un jours du Hajj Edmond: l’œuvre de Simone Bitton

Simone Bitton, réalisatrice franco-israélienne d’origine juive marocaine, est une figure majeure du cinéma documentaire contemporain. Son œuvre, riche et complexe, se distingue par une exploration rigoureuse et sensible des thèmes de l’identité, de la mémoire collective, du conflit israélo-palestinien et de la place de l’histoire dans la construction du présent.


Simone Bitton, réalisatrice franco-israélienne reconnue pour son cinéma documentaire engagé et introspectif, nous livre avec(2015) un film complexe et fascinant. Bien plus qu’un simple récit biographique, le film est une plongée vertigineuse dans les méandres de l’histoire du Moyen-Orient, de la politique coloniale, des conflits identitaires et de la quête existentielle. À travers le destin singulier de Hajj Edmond, juif égyptien devenu officier de l’armée israélienne puis espion en Syrie, Bitton explore les ambivalences et les contradictions qui traversent les individus pris dans le tourbillon de l’Histoire. Le film, loin de se contenter de dresser un portrait édifiant ou de condamner des choix passés, invite à une réflexion profonde sur la loyauté, l’identité, l’exil et la recherche de soi.

Les Mille et Un Jours d’Exil : L’odyssée politique et intime de Hajj Edmond à travers le regard de Simone Bitton

L’œuvre s’articule autour de deux axes principaux : l’histoire personnelle de Hajj Edmond et l’histoire collective du Proche-Orient. Simone Bitton utilise l’itinéraire tumultueux de son protagoniste pour interroger les dynamiques complexes qui ont façonné la région. Né en Égypte dans une famille juive francophone, Hajj Edmond, initialement nommé Edmond Cohen, est témoin des bouleversements politiques et sociaux qui agitent le pays au milieu du XXe siècle. La montée du nationalisme arabe, la guerre israélo-arabe de 1948 et les tensions croissantes envers la communauté juive l’obligent à quitter sa patrie et à immigrer en Israël.

Ce premier exil, imposé par les circonstances, marque le début d’une vie d’errance et de déchirement. En Israël, Edmond Cohen s’engage dans l’armée et gravit rapidement les échelons. Son arabophone courant et sa connaissance de la culture égyptienne en font un atout précieux pour les services de renseignement israéliens. Il est alors recruté pour une mission d’espionnage en Syrie, où il se convertit à l’islam et adopte le nom de Kamal Amin Ta’abet. Il réussit pendant des années à maintenir sa couverture, infiltrant les cercles dirigeants et collectant des informations cruciales pour Israël.

Mais cette vie double, construite sur le mensonge et la dissimulation, finit par le rattraper. Démasqué en 1965, il est condamné à mort, puis gracié et emprisonné. Libéré en 1973 à la suite d’un échange de prisonniers, il retourne en Israël, où il est accueilli en héros, mais reste marqué à jamais par son expérience. Ce second exil, cette fois intérieur, le plonge dans une crise existentielle profonde. Il se sent déchiré entre ses différentes identités : juif égyptien, officier israélien, espion syrien, musulman converti. Il ne sait plus qui il est, ni à quel endroit il appartient.

Simone Bitton utilise une narration fragmentée, alternant les témoignages de Hajj Edmond, les images d’archives, les extraits de journaux télévisés et les paysages désolés. Ce montage complexe reflète la complexité du personnage et la fragmentation de son identité. La réalisatrice ne cherche pas à démêler les fils de son histoire, mais plutôt à les laisser apparents, à montrer les contradictions et les ambivalences qui le caractérisent.

Le film aborde également la question de la loyauté. À qui Hajj Edmond devait-il être loyal ? À son pays d’origine, l’Égypte ? À son nouveau pays, Israël ? À sa religion d’origine, le judaïsme ? À sa religion d’adoption, l’islam ? Le film ne propose pas de réponse définitive à ces questions, mais invite à réfléchir sur la nature même de la loyauté et sur les circonstances qui peuvent la mettre à l’épreuve.

Au-delà du portrait de Hajj Edmond, le film explore les thèmes de l’exil, de la perte et de la recherche de soi. L’exil n’est pas seulement géographique, mais aussi psychologique et spirituel. Hajj Edmond est un homme déraciné, qui a perdu son pays, son identité et sa foi. Il est condamné à errer entre les mondes, à se sentir étranger partout et nulle part à la fois. Sa quête spirituelle, sa recherche d’un sens à sa vie, le conduit à entreprendre le Hajj, le pèlerinage à La Mecque, dans l’espoir de trouver une paix intérieure et de se réconcilier avec lui-même.

Simone Bitton utilise une esthétique minimaliste et sobre. La caméra est souvent fixe, observant le personnage avec une distance respectueuse. Les plans sont longs, laissant le temps au spectateur de contempler les paysages et d’intérioriser les émotions de Hajj Edmond. La musique, discrète et mélancolique, renforce l’atmosphère de solitude et de désespoir qui imprègne le film.

Les Mille et Un Jours du Hajj Edmond n’est pas un film complaisant. Simone Bitton ne cherche pas à justifier les actions de son protagoniste, ni à le présenter comme une victime innocente. Elle se contente de le montrer tel qu’il est : un homme complexe et contradictoire, pris dans les rets de l’histoire. Le film est un appel à la tolérance et à la compréhension, une invitation à dépasser les préjugés et les stéréotypes. Il nous rappelle que derrière les étiquettes et les idéologies se cachent des êtres humains, avec leurs doutes, leurs espoirs et leurs souffrances.

En conclusion, Les Mille et Un Jours du Hajj Edmond est un film puissant et poignant, qui interroge les fondements de notre identité et de notre rapport au monde. Simone Bitton réussit à faire d’un récit individuel un miroir de l’histoire collective, un témoignage poignant sur les traumatismes du Moyen-Orient et la difficulté de trouver sa place dans un monde en perpétuel mouvement. Le film, par sa subtilité et sa profondeur, nous invite à une réflexion essentielle sur la complexité de l’être humain et sur la nécessité de dépasser les clivages et les oppositions pour construire un avenir plus pacifique. Il témoigne de la force du cinéma documentaire comme outil de compréhension et d’empathie, capable de transcender les frontières et de nous rapprocher les uns des autres. Loin des simplifications et des prises de position manichéennes, cette réalisatrice s’attache à restituer la complexité du réel, à donner la parole à ceux qui sont souvent réduits au silence et à interroger les récits dominants à travers une démarche profondément humaniste.

Le parcours de Simone Bitton est intrinsèquement lié à son identité multiple et à son expérience de déracinement. Née à Casablanca, elle grandit dans un Maroc en pleine transition, avant de partir en Israël puis en France. Cette trajectoire transnationale nourrit son regard et lui confère une perspective singulière sur les enjeux géopolitiques et culturels qu’elle aborde. Elle se place à la croisée des mondes, oscillant entre l’Orient et l’Occident, entre le judaïsme et l’islam, entre l’histoire et le présent. Cette position marginale, mais privilégiée, lui permet de déconstruire les clichés et les stéréotypes, d’interroger les notions d’appartenance et d’altérité, et de mettre en lumière les zones d’ombre de l’histoire officielle.

L’œuvre de Bitton se caractérise par une approche documentaire rigoureuse et exigeante. Elle se refuse à la manipulation émotionnelle et privilégie une narration sobre et factuelle. Ses films sont le fruit d’un long travail de recherche, d’enquêtes approfondies et de rencontres multiples. Elle accorde une importance primordiale à la parole des témoins, à leurs souvenirs et à leurs expériences. Par exemple, dans son film « Mur » (2004), elle ne se contente pas de dénoncer la construction du mur de séparation israélien en Cisjordanie. Elle donne la parole aux habitants des deux côtés, aux Israéliens et aux Palestiniens, pour qu’ils expriment leurs craintes, leurs espoirs et leurs frustrations. Le film se transforme alors en une radiographie poignante et nuancée d’une réalité complexe et douloureuse.

Un autre film emblématique de sa filmographie est « Ziyara » (2005). Dans ce documentaire, Bitton explore le patrimoine juif au Maroc, un sujet souvent occulté ou marginalisé. Elle filme des lieux de culte, des cimetières, des synagogues abandonnées, et rencontre des Marocains musulmans qui veillent sur ces lieux et perpétuent la mémoire de la présence juive dans leur pays. « Ziyara » est une ode à la tolérance, à la coexistence pacifique et à la richesse de la diversité culturelle. Le film remet en question les idées reçues sur les relations entre juifs et musulmans et offre une vision plus nuancée et complexe de l’histoire du Maroc. Il s’agit d’un travail de mémoire essentiel qui contribue à réhabiliter une part oubliée du patrimoine marocain et à favoriser le dialogue interculturel.

Plus récemment, son film « Mahmoud Darwich, An Apartment in Cairo » (2011) est un portrait intimiste du poète palestinien Mahmoud Darwich, réalisé à partir d’entretiens et d’archives personnelles. Bitton y dévoile la complexité de l’homme derrière le mythe, ses contradictions, ses doutes et ses espoirs. Le film est une exploration poétique de l’exil, de l’identité et de la quête de la liberté. Il souligne l’importance de la culture et de la poésie comme outils de résistance et de mémoire face à l’oppression.

L’œuvre de Simone Bitton s’inscrit dans un courant du cinéma documentaire qui privilégie l’enquête, l’observation et la réflexion. Elle s’éloigne des effets spectaculaires et des simplifications idéologiques pour privilégier la complexité du réel et la profondeur humaine. Son travail est un acte de résistance contre l’oubli, la désinformation et la manipulation. Elle utilise le cinéma comme un outil d’investigation, de compréhension et de dialogue. En donnant la parole à ceux qui sont souvent réduits au silence, elle contribue à déconstruire les stéréotypes et à promouvoir une vision plus juste et plus humaine du monde.

Simone Bitton est une cinéaste engagée et humaniste dont l’œuvre témoigne d’une grande sensibilité et d’une rigueur intellectuelle exemplaire. Elle explore les méandres de l’histoire et de la mémoire, interroge les identités multiples et complexes, et dénonce les injustices et les inégalités. Son cinéma est un appel à la tolérance, au dialogue et à la compréhension mutuelle. Son travail contribue de manière significative à enrichir le paysage du cinéma documentaire contemporain et à éclairer les enjeux majeurs de notre époque. Elle est une voix essentielle pour comprendre la complexité du monde dans lequel nous vivons et pour construire un avenir plus juste et plus équitable. Sa contribution au débat public, à la mémoire collective et à la promotion du dialogue interculturel est inestimable. Continuer à explorer son œuvre est une nécessité pour quiconque s’intéresse à la compréhension des enjeux contemporains et à la construction d’un monde plus humain.

Le 23 avril 2025 à ‘Institut Français, Marrakech

Gérard Flamme

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